Chronique : La Manouba et le 40° jour du décès de Taoufik Baccar
Par Mansour M’henni
La Faculté les Lettres des Arts et des Humanités de La Manouba a organisé un hommage à feu Taoufik Baccar pour le 40ème jour de son décès, avec cette fierté, soulignée par les organisateurs, d’avoir réalisé la première rencontre du genre. Au programme, trois paragraphes d’allocutions et de témoignages, séparés par deux projections présentant un montage de citations du défunt.
Taoufik Baccar, on le sait, est l’une de ces figures importantes ayant marqué toute l’histoire de l’enseignement supérieur en Tunisie et ayant su trouver un équilibre constructif entre le statut académique et l’engagement citoyen. Rien d’étonnant alors que, dans une circonstance pareille, d’aucuns essaient de donner libre cours à leur rhétorique du deuil et du panégyrique dans un effort de tirer la symbolique de la personnalité regrettée le plus près de leurs personnes, de leurs idéologies ou de leurs façons de voir des choses et d’autres. On y va jusqu’à un jargon injonctif digne des discours de dictature ou des slogans d’une jeunesse estudiantine revendicative, du genre : «Nous ne permettrons pas… » ; « Nous ne laisserons pas… » !!! Pourtant, il serait difficile de classer feu Taoufik Baccar dans la catégorie des idéologues totalitaires, et sa façon d’assumer et de positiver son passage par le marxisme dans les années quarante du XX° siècle est un argument éloquent en faveur de sa sérénité intellectuelle, de son esprit conversationnel et de son souci de la question plus que de la vérité arrêtée et mécaniquement transférée.
On se doit peut-être de souligner une seconde entorse organisationnelle consistant à limiter la représentation des établissements universitaires tunisiens à cinq d’entre eux (ce qui peut se justifier par une quelconque contrainte) et, curieusement, à présenter ces cinq établissements comme des « annexes (Al-Mutafaari3ah ) de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba » ! La contestation publique ne pouvait convenir au contexte, mais en catimini, cela a été jugé scandaleux par des collègues ayant accompagné la création de certaines facultés, comme celles de Sfax, de Kairouan et de Sousse. Cela ne pouvait se comprendre non plus pour la Faculté du 9 avril, la faculté-mère ! Mais là, son représentant a mis les points sur les i de façon à peine voilée dans son propos.
Finalement, ces deux petits écarts ne sont sans doute pas intentionnels et ne sauraient constituer un vrai problème. L’important, c’est la rencontre elle-même qui a permis de regrouper un grand monde autour du souvenir d’un enseignant et intellectuel passé « maître en la manière d’être », plus qu’une autorité dans la tradition de la transmission d’un quelconque savoir classique. C’est pourquoi on ne saurait passer sous silence certains détails développés à propos du défunt ; ils ont été particulièrement soulignés par les professeurs Chokri Mabkout et Abdelmajid Charfi. Ce dernier s’est attardé sur deux moments nodaux du parcours citoyen de Taoufik Baccar : l’un dans les années 40 quand, via le scoutisme, « il avait failli se laisser enrôler dans une formation armée » pour la lutte anticoloniale, l’autre, au lendemain des événements du 26 janvier 1978 quand il avait mobilisé un ensemble de ses collègues pour décider d’une réaction collective de par leur statut d’intellectuels citoyens. Les deux fois, Taoufik Baccar parlait de mobilisation au nom d’une cause patriotique. Et A. Charfi de préciser que tout ce que le défunt avait entrepris, de quelque façon que cela fût, il l’avait fait au nom d’une seule cause synthétisant toutes les autres, en l’occurrence « la Patrie ».
De son côté, Chokri Mabkhout a regretté, gentiment, que le propos soit d’emblée dominé par la logique du deuil parce que pour lui, comme d’ailleurs pour de nombreux autres amis du défunt, Taoufik Baccar n’est pas tellement de ce registre : c’était un vrai épicurien au sens pleinement philosophique du terme. Il l’était en réponse à une conscience existentielle totalement orientée vers tout ce qu’il y a d’heureux et de constructif dans l’humanité de l’homme, en l’occurrence la vie, la créativité, l’art, la beauté, etc. Il avait tellement raison de voir ainsi une cérémonie d’hommage à l’âme de Taoufik Baccar, que je ne saurais personnellement l’imaginer autrement que comme une conversation à la manière du groupe de « Taht Essour » où, comme disait Baudelaire, « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent / [Et] chantent les transports de l'esprit et des sens ».
Pour finir, tout aussi provisoirement que l’apparente fin de Taoufik Baccar, comment ne pas actualiser, à son propos, l’ultime phrase de Mahmoud Messaa’di (son préféré ou son alter ego ?) à propos d’Abou Hourayra: « Que Dieu bénisse Abou Hourayra. Il était plus grand que la vie », en y ajoutant un sous-entendu resté en instance d’interprétation : « C’est pourquoi sa mort donne sens à la vie ».
