La bataille de Raqqa : les enjeux régionaux
Pr. Khalifa Chater
"Capitale" de facto de Daech, le groupe jihadiste "Etat islamique", Raqqa est une cité millénaire dans le nord de la Syrie.
Selon la légende, elle aurait été fondée par Alexandre le Grand, au vu de sa situation avantageuse sur l'Euphrate. En réalité, elle doit sa fondation sous le nom de Nikephorion, au roi Séleucos Ier qui règne de 305 à 281 av. J.C. Les Byzantins en firent une forteresse défensive contre le danger perse mais perdent la ville lors de la bataille de Callinicum, le 19 avril 531. La ville est devenue musulmane en 639 et retrouve sa statut de site stratégique important, défendant Bagdad face à la menace byzantine. Elle a connu son apogée sous le califat des Abbassides. En 772 après J.C., le calife Al-Mansour ordonne la construction, sur le modèle de Bagdad, d'une ville de garnison, al-Rafiqa, à côté de l'antique Raqqa. Les deux villes sont ensuite unifiées. De 796 à 809, le calife Haroun al-Rachid décide de transférer la capitale des Abbassides, qui était à Bagdad à Raqqa, à la croisée des routes entre Byzance, Damas et la Mésopotamie. La cité fut dévastée par l'invasion des Mongols, en 1258.
Ville importante, peuplée de 229.000 habitants, Raqqa, à majorité sunnite, est située dans la vallée de l'Euphrate, à un carrefour d'axes routiers. Non loin de la frontière avec la Turquie, elle se trouve à 160 km à l'est d'Alep et à moins de 200 km de la frontière irakienne. Ce qui lui confère un rôle stratégique important. La construction d'un barrage près de la ville de Tabqa, plus à l'ouest, a permis à Raqqa de jouer un rôle important dans l'économie grâce à l'agriculture. Elle devenue, en mars 2013, la première capitale provinciale à tomber, aux mains de groupes de combattants opposés au régime de Bachar al-Assad. Début 2014, l'organisation qui allait devenir en juin de la même année le groupe Etat islamique (EI) chasse les groupes rebelles présents dans la ville et prend totalement son contrôle. En juin 2014, l'EI proclame un "califat" sur les territoires conquis à cheval en Syrie et en Irak voisin. En août de la même année, il contrôle la province de Raqqa. Ce bastion de Daech devint, de fait, la capitale de "l'Etat", qu'il a érigé en Syrie/Irak.
La bataille de Raqqa fut engagée sous le titre "Colère de l'Euphrate", le 5 novembre 2016. Les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance de quelque 30.000 combattants kurdes et arabes syriens soutenue par les États-Unis, lancent une première grande offensive. Les USA avaient plaidé, pour une opération contre l'EI dans son fief syrien simultanément à l'offensive lancée par les forces irakiennes pour reconquérir Mossoul, dernier grand bastion des jihadistes en Irak. La première phase serait d'isoler la ville. La seconde phase de l'offensive commença le 10 décembre. L'alliance kurdo-arabe chassa l'EI de la citadelle de Jaabar, à 50 km de Raqqa, le 6 janvier 2017. La 3e phase pour libérer Raqqa et ses environs était centrée sur l'est de la province. Le 26 mars, les FDS reprirent l'aéroport militaire de Tabqa. Ils s'emparèrent, le 10 mai de Tabqa et du barrage adjacent" sur l'Euphrate, faisant sauter un verrou important sur la route de Raqqa (voir l'AFP, "Syrie: les dates-clés de l'offensive vers Raqqa, 10 mai 2017).
L'assaut contre Raqqa a commencé mardi 6 juin. La bataille risque d'être longue et meurtrière. Les jihadistes sont environ entre 4 000 à 5 000. Comme à Mossoul, en Irak, ils ont eu le temps de creuser des tranchées et des tunnels. D'autre part, ils prennent la population en otage. L'armée des Forces démocratiques syriennes (FDS) a été créée en octobre 2015 avec le soutien des États-Unis. Elle est composée de près de 30 000 combattants bien entraînés et bien équipés militairement par les États-Unis. Cette alliance s'appuie sur des combattants arabes mais surtout sur les unités de protection du peuple kurde. Elle est soutenue par les forces spéciales américaines et françaises. La coalition lui offre également un soutien aérien (Omar Ouahmane, "enjeu, stratégie, forces en présence", France info, 6 juin 2017).
Grande mise à l'épreuve et défis régionaux, la bataille de Raqqa consacre le rôle des Kurdes. Ce qui bouleverse l'ordre intérieur syrien et met à l'ordre du jour une possible sécession. Le cas de l'Irak est édifiant. Depuis la chute de Saddam Hussein, il n'a pas pu réaliser le rééquilibrage des forces, au sein de l'Etat-nation. D'autre part, l'émergence Kurde met à l'épreuve l'Etat turc, grande puissance régionale soucieuse de défendre "l'ordre national". De fait, "la combinaison tactique" de la bataille de Raqqa, risque de changer la carte du Moyen-Orient et de mettre sur scène un changement des rapports de forces. Ne serait-elle pas favorable au développement de jeux de rôles, d'acteurs qui opèrent sur les scènes politiques et l'underground ?
