Chronique : Bourguiba et son message d’outre-tombe
Par Mansour M’henni
Un jour comme aujourd’hui, un six avril de l’an deux mille, je reçus, à Val-d’Aoste en Italie, la nouvelle de la mort de Bourguiba, une mort attendue certes, mais non moins douloureuse. On ne se résigne pas facilement à voir partir une si importante personnalité, même si, par moments, on s’est opposé à son régime. De fait, pour ce qui me concerne, je tolérais certains caprices du Combattant suprême, en reconnaissance de ses mérites historiques et de son intelligence prophétique, mais je supportais mal la manière dont certaines gens qui l’entouraient calculaient tout en fonction de leur intérêt propre, insensibles à l’intérêt de la Tunisie. Telle était ma pensée de l’époque, je ne sais pas encore jusqu’à quel point je devrais la réviser. Tout ce que je sais, c’est qu’au plus tendu de mes rapports avec le régime, à l’époque, je n’avais jamais cessé de me reconnaître de Bourguiba. C’est d’ailleurs ce qui explique ma résistance farouche à me laisser enrôler dans les rangs d’un marxisme orthodoxe qui, par moments, s’est voulu beaucoup plus stalinien que Staline et dont certains hérauts des plus coriaces sont aujourd’hui dans les rangs du passéisme islamique, si ce n’est par les armes, au moins par le cœur et la physionomie.
Bon, ce n’est pas encore le moment de prononcer des verdicts à propos d’une Histoire toujours en cours, tellement tout jugement précipité à ce propos ne saurait être teinté que des couleurs du dépit et des ombres de la revanche. Mais ce que je voudrais souligner ici, c’est une certaine justification des déclarations venant de plusieurs côtés pour affirmer l’appartenance de leurs auteurs à la lignée civilisationnelle, et non forcément politique, de Bourguiba. Je pense même que c’est cette parenté réaffirmée qui a sauvé la Tunisie de plusieurs dérapages fatals dont on ne devinerait pas assez les effets pervers et les conséquences fâcheuses.
Toutefois, ce qu’il est difficile d’admettre, c’est le monnayage politique de bas niveau dont certaines personnes font usage aujourd’hui à des fins électoralistes, en exploitant à tort et à travers l’Histoire, la stature et les errements du père de la Tunisie moderne.
D’abord, arrêtez, au moins par honnêteté intellectuelle, de victimiser Bourguiba et de diaboliser Bel Ali, pour un certain 7 novembre 1987 que vous taxez de complot militaire quand presque tous, autant que vous êtes, vous avez parlé, à l’époque, ne serait-ce qu’une fois, de ce changement comme d’une « révolution tranquille et un fait rare où le transfert du pouvoir s’est fait sans effusion de sang », comme d’un « acte héroïque venu sauver la Tunisie et même sauver Bourguiba de Bourguiba lui-même » ! Assez d’hypocrisie, par mercantilisme politique !
Ensuite arrêtez de spéculer sur une ancienne période de transition du pouvoir qui a eu ses stratégies provisoires, et fixez-vous plutôt sur les stratégies actuelles d’une transition que l’on est en train de compromettre par des attitudes peu rationalisées dans le sens de l’intérêt commun.
J’ai été ahuri un jour à l’écoute d’une émission radiophonique animée par une dame qui, en 2009, avait écrit un livre à l’éloge de Ben Ali et que je retrouvais en train de l’insulter, avec un zèle et des mots qui ne devraient pas passer à la radio, tellement elle voulait adhérer au même son de cloche que l’on entendait dans les témoignages tout aussi zélés d’anciens responsables de Ben Ali, ayant eu un rapport quelconque à « Bourguiba en retrait », ou « Bourguiba à la retraite » : ce n’est pas de cette façon qu’on sert l’Histoire, ce comportement ne peut servir que quelques personnes pour un petit laps de temps, avant que la machine du Temps suprême ne les écrase sous les pieds de la rationalité universelle et de l’objectivité sans tutelle.
Il ne faut pas comprendre de ces propos une quelconque défense de Ben Ali qui, comme le disait un grand homme de culture, M. Habib Boularès, a réalisé des acquis et a commis des fautes et que l’Histoire saura juger comme il se doit. Il faut simplement en tirer, s’il en est, une petite sagesse selon laquelle la Tunisie d’aujourd’hui ne saurait se reconstruire pour un meilleur avenir que si elle se concentre sur ce qui relève objectivement de programmes politiques clairement définis dans leurs objectifs et leurs démarches. Cette tâche revient en premier aux acteurs politiques (partis, médias, organisations professionnelles et société civile), qui devraient arrêter de nous mâcher le chewing-gum des anciennes victimes qui doivent nous commander par compensation pour ce qu’ils auraient enduré, ou celui d’une série de mises en scène des dernières années de Bourguiba à propos desquelles il conviendrait peut-être d’interroger les gens simples, sans calcul politique, qui étaient à son service jusqu’au dernier jour de sa vie.
Relativisons tout ce qui concerne notre histoire récente, par humilité et par honnêteté, et mobilisons-nous pour le redressement de la situation dramatique où notre pays se noie petit à petit en nous appelant TOUS à son secours, alors que nous continuons de nous affairer à des vétilles et à des calculs de pacotille, ne nous rendant pas compte qu’à la fin, c’est nous qui serions noyés, et non notre pays qui finira toujours par nous survivre, avec ou sans nous, et au besoin malgré nous.
Voilà ce qu’aurait dit Bourguiba, pour la commémoration du 14ème anniversaire de son décès. En tout cas ainsi vois-je son message. Dieu ait son âme, « il était plus grand que la mort », aurait dit Mahmoud Messaadi.
