Chronique : Bourguiba, la raison, pour éclairer l’avenir

Par Mansour Mhenni

Nous voici en ce lundi 6 avril à commémorer le 15° anniversaire de la mort de Bourguiba, chacun à sa manière. Les uns font semblant de l’oublier pour chercher à le faire oublier mais ne peuvent parce que Bourguiba est, d’une manière ou d’une autre, lié à leur amour et à leur haine, à leur dépit et à leur nostalgie, à la façon même dont leur personnalité a pu se forger au cours des ans.

En effet, Bourguiba restera l’emblème central de toute l’Histoire de la Tunisie moderne, avec ses lumières et ses errements, avec sa gloire et ses éternuements, bref avec tout ce qu’elle est aujourd’hui et ce qu’il en adviendra dans les temps à venir.

Serais-je à me livrer ici à un culte exagéré d’une personnalité qu’on gagnerait, d’après certains, à réduire à sa juste dimension dont le rôle, selon eux, aurait été d’avoir su saisir l’opportunité que la conjoncture et le contexte lui avaient offerte ? Je ne le pense pas, en tout cas cela n’est pas dans mes intentions. Je voudrais seulement souligner que Bourguiba n’est plus désormais une personne, ni même une personnalité ; il est une configuration matricielle de la société qui s’est concrétisée dans sa logique intrinsèque à un moment de l’Histoire, mais une matrice qui reste productive et régulatrice du modèle civilisationnel dont la Tunisie ne pourra se départir sans mettre en péril son identité même.

Quant à saisir l’opportunité que l’Histoire peut offrir à quelqu’un, n’est-ce pas justement le signe incontestable d’une grandeur certaine et d’un génie incontestable ? D’ailleurs, lorsque quelqu’un est doté de cette compétence, l’Histoire peut même trouver des circonstances atténuantes à ses faiblesses et à ses erreurs. La Tunisie moderne a connu jusqu’à ce jour trois cas de figure, celui de Béji Caïd Essebsi ne pouvant entrer dans la comparaison avant l’accomplissement de son parcours.

On a eu Ben Ali qui, à partir de peu de moyens individuels mais à la faveur d’un contexte, a pu représenter le rêve de la majorité des Tunisiens et leur aspiration à un Etat de douce transition vers l’appel des valeurs supérieures des sociétés de sublime humanité. Voilà donc une petite personnalité à laquelle l’Histoire avait offert l’opportunité de figurer parmi les grands réformistes de notre Histoire et qui s’est laissé prendre à la tentation de la faiblesse et de la petitesse contre les vrais honneurs de la grandeur .

On a eu Marzouki aussi qui est entré dans la Grande Histoire de la Tunisie comme on entre par mégarde dans un espace de folie. Celle-ci s’en est vite emparée de façon tellement fatale que rien n’y put quelque chose, ni sa médecine à lui (communautaire, elle aussi, par un hasard d’opportunisme et non par un choix convaincu) ni celle de son « hypocrite adversaire, son semblable, son frère » dans la marmite de la troïka. Reste alors de cet épisode, à mon avis, des gesticulations comiques d’un acteur qui s’est imaginé à jouer le film de sa vie et qui a fini par se retrouver dans un navet de très petite classe.

Seul Bourguiba a pu finalement s’imposer à l’Histoire, grâce à une fine intelligence de l’Histoire : l’intelligence des fermetés qu’elle exige et des souplesses qu’elle autorise, l’intelligence de bien lire le passé pour bien analyser le présent et bien raisonner l’avenir, bref toute la culture qu’il faut, au-delà des niveaux d’études et même des livres qu’on écrit, pour transformer le savoir qu’on a ou dont on s’entoure, en une vision sociétale cohérente et adaptée aux ambitions et aux lois du progrès. Cette force à infléchir l’Histoire pour forcer le destin. Voilà Bourguiba ! Voilà la raison de Bourguiba ! Cette raison qui devrait éclairer le génie propre, non seulement de nos politiques et de nos politiciens, mais de nous tous autant que nous sommes, les citoyens soucieux de faire ce qu’il faut pour cette terre qui est la nôtre et pour cette tranche spécifique de la population humaine que nous voulons et devons être pour la pérennité et le sens même de notre existence.

Pour tout dire, voilà pourquoi il convient de toujours fêter Bourguiba, dans toute la Tunisie et pas seulement à Monastir, par tous les Tunisiens et pas seulement par les destouriens : le fêter comme une escale pour l’évaluation, l’occasion, justement, de regarder le passé pour éclairer l’avenir.