Chronique : L’Amérique et son triangle politique en Tunisie
Par Mansour M’henni
D’aucuns se demandent, bien avant janvier 2011 déjà, mais bien après aussi, si la politique tunisienne n’est pas commandée par les Etats-Unis d’Amérique, à la fois dans son apparente assurance et dans ses débordements.
Il y en a même qui n’ont pas de doute sur ce point et qui développent des analyses et des arguments justifiant qu’il n’y a jamais eu de révolution, à l’enjambement de la frontière entre 2010 et 2011, et que tout est à présent prouvé qu’après avoir perdu tout espoir de dominer le parcours politique de Ben Ali, une armée d’internautes, à la solde de la CIA, a conduit la bataille cybernétique, franchement enclenchée en mai 2010, pour assurer l’insurrection populaire qui, à coup de revendications sociales, allait amener la chute du « Renégat ».
Cependant, il y en a d’autres qui, pour des raisons plus concordantes avec leurs idéologies respectives, ne reculent pas d’un iota sur leur ferme conviction, et ne manquent aucune occasion de souligner la dimension héroïquement initiatrice d’une épopée moderne immortalisée par un peuple qui « aurait l’esprit révolutionnaire dans le sang » !
Entre les uns et les autres, il y a l’événementiel qui est à évaluer dans sa juste dimension et dans ses véritables implications. L’événement aujourd’hui est ce voyage tripartite aux Etats-Unis de trois chefs de partis politiques : Mohsen Marzouk pour Nidaa Tounès, envolé samedi 24 octobre, Rached Ghannouchi, parti le lendemain, et Kamel Morjane qui, nous dit-on de source digne de foi, doit entamer son pèlerinage en terre de l’Oncle Sam au milieu de la semaine peut-être.
--- Mais il a l’habitude d’y aller souvent ?!
--- Non, cette fois, c’est différent.
Ce qui est déclaré comme objets de ces voyages, c’est des discussions avec des responsables américains et des conférences sur l’expérience tunisienne de démocratisation. Un bateau n’aurait pas mieux colporté de tels messages, mais la question reste entre les vagues. Toutefois on ne saurait négliger quelques déductions préalables :
D’abord que pour notre parrain politique, comme nous l’avions souvent souligné, il y a trois formations politiques en Tunisie directement concernées par le bloc qui devrait assurer une démocratisation pacifique dans la marge politique qui va de la droite jusqu’à un centrisme légèrement à gauche. Ces trois formations sont la mouvance nidaïste, avec tous ses problèmes et toutes ses divergences qui peuvent être coulés dans le moule du respect des différences ; le groupement islamiste, tant qu’il se déclarera contre le terrorisme et l’extrémisme religieux ; et enfin la famille destourienne qui demeure une composante historique aussi incontestable que sa sympathie pour l’Amérique, mais qui semble se perdre à retrouver un vrai leader capable de resserrer ses rangs et de lui redonner le poids qui est supposé lui revenir de droit, au-delà de tous les faits.
Ensuite, si le charisme prouvé de Ghannouchi, et sans doute approuvé par-delà l’Atlantique, explique que ce soit lui qui fasse le déplacement, on verrait difficilement son frère-ennemi lui emboiter le pas ou le devancer, maintenant qu’il est affublé du manteau de la présidence de la République. Mais pourquoi Mohsen Marzouk, juste au moment où il semble avoir signé (irrévocablement ?) son désistement quant à toute candidature dans le prochain congrès du Nidaa, tacitement au profit de Hafedh Caïd Essebsi ? On pense alors à une réorientation de la carrière de l’actuel Secrétaire général du parti, les uns disent pour un ministère, peut-être les Affaires étrangères, les autres pour une ambassade à rang ministériel. Paris qui attend ? Pourquoi pas !?
Et Kamel Morjane dans tout cela, lui qui a toujours été reconnu comme l’enfant, presque légitime, des Etats-Unis d’Amérique ? Lui, à un moment où d’aucuns pressentaient comme un retour de Mohamed Ghariani ! Ce dernier serait-il un simple agent de perturbation pour favoriser le redimensionnement du premier, largement diminué par les derniers résultats de son parti, mais obstinément actif pour maintenir sa présence et, autant que faire se peut, sa visibilité, en attendant sans doute une efficacité souhaitée ? N’a-t-il pas recruté dernièrement « d’importantes personnalités » et ne conte-t-il pas, avec certes un retard certain, présenter un plan de sauvetage pour le pays ? D’ailleurs M. Ghariani ne vient-il pas de rejoindre le parti de K. Morjane ?
Pour certains, il s’agirait simplement de rassurer ce dernier quant à son avenir, en lui annonçant soit le petit rôle de comparse qu’on aurait prévu de lui attribuer, soit carrément l’intention d’une dynamique de restructuration de la famille destourienne dans la dimension et les perspectives des coalitions politiques de l’étape. Quant à la compétition entre les deux concurrents de la même famille, elle ne serait que plus passionnante et peut-être moins problématique pour les organisateurs quand elle se joue sur un terrain commun.
D’une manière ou d’une autre, et quel que soit le crédit ou le déni qu’on accorderait à ces opinions, le déplacement de ce triangle politique, en même temps ou presque, dans le fief de la « Police du Monde » n’a rien de fortuit et pourrait avoir quelque chose d’oedipien. L’ultime espoir est de ne devoir en recevoir, en retour, les couleurs funestes de la tragédie du Roi Œdipe !
