Chronique : Le Monde en 2016 ou Bon mois de janvier !
Par Mansour M’henni
« Le monde en 2016 » est un titre qu’on a dû rencontrer dans plusieurs médias, entre la prophétie des horoscopes et autres devins et devineresses et la prévision politique au sens assez large pour couvrir la plupart des secteurs de la vie en société.
Ce titre me rappelle celui d’un livre, Le Monde en 2020, publié en 2006, avec une préface d’Alexandre Adler, et présentant un rapport de la CIA arrêté à l’année 2004. Pour rester dans le petit monde qui est le nôtre, celui de notre pays, ce livre consacre, si ma mémoire est bonne, un petit paragraphe à la Tunisie où il est dit, en substance, que c’est un Etat qui est en bonne marche et qu’il ne poserait pas problème, car ses insuffisances en matière de libertés publiques et de corruption sont maîtrisables et réparables.
Les Américains se sont-ils, à ce point, trompés d’évaluation, la CIA surtout ? Ont-ils changé d’avis après les tensions qui avaient présidé à leur communication avec Ben Ali, depuis 2008 surtout, au point que la plupart des observateurs leur attribuent finalement la responsabilité de ce qui s’est passé en Tunisie fin 2010-début 2011, et même ce qu’on a précipitamment appelé « le printemps arabe » pour toute la région ? La réponse n’est pas pour bientôt car c’est une histoire dont le dénouement n’est pas encore à l’ordre du dévoilement.
Il conviendrait de rappeler que l’administration tunisienne avait travaillé, sous Ben Ali, sur un projet de « la Tunisie en 2020 », puis sur une Tunisie de 2030. Finalement, un peu avant la chute, il était même question de la Tunisie en 2050. Tous ces projets prospectifs sont revenus après la « révolution », parfois avec un mot qui change et d’autres fois sans cela. On a même assisté, il y a très peu de temps, au spectacle d’un spectre de parti dont le président parlait d’un projet de son parti pour la Tunisie en 2070. Dans toute cette logique, les politiques semblent dire : « Donnez-nous le pouvoir, puis accordez-nous assez de temps (de préférence une vingtaine d’années au moins) et vous verrez le résultat, car pour changer les choses, il faut au moins une génération. » Tant pis pour le peuple si, vingt ans plus tard, le responsable politique en place apparaît à l’écran d’une télévision pour dire : « On m’a induit en erreur ! ».
Ce qui est amusant, sur un fond tragi-comique, c’est que pour les fêtes du nouvel an, un ton de scepticisme a marqué plusieurs commentaires dénotant d’une déception certaine à l’égard des pouvoirs politiques et même de la conscience citoyenne, si bien que ces commentateurs ont ironisé de la sorte : « Je ne suis pas sûr de pouvoir vous dire bonne année 2016, alors je vous dis bon mois de janvier, en attendant. Pour la suite, on verra après ».
Au-delà de l’aspect sarcastique de ces messages, force est de leur trouver une raison objective dans l’incertitude des politiques de redressement et de développement, des stratégies de pacification des rapports sociaux et d’une sécurisation des esprits des citoyens, soit pour l’ensemble des gens, soit pour les investisseurs particulièrement. Il y a certes les insuffisances attribuées, non sans raison, au gouvernement, voire à l’autorité politique avec ses trois instances : présidence, gouvernement et assemblée. Il y a aussi le flou et le dérapage de nouvelles instances supérieures de régulation, incapables d’accomplir, efficacement et équitablement, leurs tâches respectives, quand elles ne deviennent pas elles-mêmes des sources de problèmes. Il y a également les partis politiques et leurs dirigeants qui, pour la plupart, sont à la chasse des escarmouches plutôt qu’à la recherche des raisons d’une fédération de tous les efforts dans une stratégie consensuelle pour une sortie de crise.
Devant ces lacunes qui paraîtraient seules responsables du désastre, « annoncé » selon certains, il y aurait aussi à inviter la conscience citoyenne qui s’exprime avec des formules sarcastiques sur les réseaux sociaux ou en cercles de conversation publique, à repenser sa propre responsabilité dans la mauvaise gestion des choses. Ceux qui nous gouvernent sont issus de nos choix dits démocrates, et c’est à nous, citoyens, de rester maîtres du pouvoir d’infléchissement des décisions, tant par la libre expression en mode rationnel, qu’en mode d’engagement dans le quotidien à travers la société civile et la vie associative émancipée de toute mainmise idéologique ou cultuelle.
En plus, il nous faudrait prendre conscience de toute autre responsabilité liée au comportement courant, dans les contextes privés et sociaux les plus étriqués, de façon à considérer que le plus petit objet anodin qu’on jette dans la rue par la fenêtre de sa voiture est, d’un certain point de vue, un autre « crime contre l’humanité ».
