Chronique : L’esprit de conversation contre la contradiction inhérente à l’affaire Charlie Hebdo
Par Mansour M'henni
Maintenant, ce jour noir du 7 janvier 2015, date de l’attaque terroriste sur Charlie Hebdo, est à une distance temporelle qui permettrait, selon l’expression de Voltaire,de mieux « raisonner des effets et des causes » de cette sorte de guerre dont les tenants et les aboutissants ont de plus en plus tendance à échapper aux communs des gens, « les honnêtes gens ». Il est donc souhaitable, après les propos fiévreux et les commentaires à chaud, de se mettre à converser de la situation, par-delà les fossés et les frontières, les animosités et les connivences, sur la juste voie de la raison objective si l’on sait y marcher, au seul dessein d’humanité, dans le respect réciproque.
J’ai bien dit « converser de la situation », plutôt que dialoguer, parce que « dialoguer » me paraît fondamentalement rhétorique, chargé d’intentions politiques certaines, ce qui est aussi délicat qu’inévitable. Pour le mieux alors, même si l’on ne peut que dialoguer, faisons-le avec l’esprit de conversation. En effet, la particularité de celui-ci, c’est qu’il ne nous interdit pas d’entrer dans l’échange, tout échange, par la force de nos propres vérités, mais qu’il exige de nous la disponibilité à y renoncer ou à les corriger au contact des vérités des autres et de leurs arguments. Plus même, l’esprit de conversation nous permettrait de nous remettre en question, fondamentalement, sous l’effet d’une nouvelle conscience de la vérité. Il va de soi, ici, que ce qui vaut pour l’un vaut pour tous les « conversants », de par notre droit équitable à la parole et à la participation active.
Je ne vais pas verser dans la polémique philosophique « protagorasocratique » pour sensibiliser à l’idée de converser e à l’idéalisme qui y préside, mais je dis, et je crie même, que notre monde d’aujourd’hui a plus que jamais besoin de l’esprit de conversation pour s’en sortir et envisager l’avenir sur des fondements sains et des principes certains.
Pour revenir à l’affaire Charlie, j’ai tendance à croire que nous sommes restés, les uns et les autres, peuples, politiques et intellectuels, en-deçà des valeurs à retrouver à la lecture du drame partagé. Non seulement le drame qui nous imposé le crime comme langage ; mais peut-être celui qui nous fait élire notre liberté dans le bafouage de la spiritualité d’autrui, comme si entre les deux, il n’y avait pas une mesure médiane. Du coup, vingt ans plus tard, c’est encore Samuel Huntington qu’on semble vouloir réactualiser pour imposer sa théorie du Choc des civilisations à la gouvernance internationale et aux rapports entre les peuples.
Non, M. Huntington, même dans l’affaire Charlie Hebdo et ses prolongements, je doute que ce soient les oppositions culturelles qui président aux conflits entre les peuples, car les cultures et les civilisations ne peuvent, dans leur essence, que converger vers l’essentiel humain d’un vivre-ensemble qu’elles cultivent, au vrai sens du mot, contre les instincts de violence, d’exploitation et de négation de l’Autre. Dans cette affaire aussi, ce n’est pas le religieux qui est à blâmer, mais l’exploitation politique et idéologique des religions. Pour les uns, cette exploitation, politico-politicienne, est un moyen d’abrutissement des gens, par une fanatisation anachronique et irrationnelle ; pour les autres, elle est un prétexte d’hégémonisme dans ce qui est intrinsèquement et foncièrement une composante de la liberté et de la dignité d’autrui.
Disons-le franchement, en condamnant les crimes du terrorisme, à Paris et ailleurs, on ne donne pas forcément le droit à quiconque de porter atteinte aux déterminants identitaires d’autrui. Mais d’un autre point de vue, et de l’autre côté peut-être, en défendant la liberté d’expression, qui est un droit tout aussi responsable qu’inaliénable, on ne devrait pas tolérer l’irrespect de la différence, qui est pour certains une forme d’affirmation de soi.
La question est sans doute à conduire sur la corde raide, c’est pourquoi l’esprit de conversation nous paraît seul capable d’en démêler l’écheveau pour ouvrir la voie vers une acceptation mutuelle dans le respect réciproque. Ne nous érigeons pas, d’un côté comme de l’autre, en anciens ou nouveaux prophètes appelés à nettoyer la terre de ses vermines humaines ; ne nous obstinons pas à croire que nous sommes les seuls à avoir raison contre l’ignorance des autres. Rappelons-nous le Philosophe et sa devise : « Je ne sais qu’une seule chose, c’est que je ne sais rien ». Nous sentirons alors sous nos pieds et dans nos têtes, une solidité certaine qui nous (re)donne foi dans le nouveau possible humain et dans un avenir dont nous aurons retrouvé et le chemin et dont nous n’aurons pas à rougir.
