Est-ce une marche forcée vers la théocratie ? par Boubaker BEN FRAJ


Rien à faire, Rached Ghannouchi et derrière lui son parti Ennahdha, ne semblent pas perdre le fil de leurs idées ; ni oublier un instant, que leur raison d’être et d’agir en politique, n’est autre que l’islamisation de tous les aspects de la vie de ce pays,
conformément à leur crédo fondateur, aux fondamentaux de leur idéologie et à la praxis politique mise à son service .
On savait depuis longtemps que pour atteindre leur ultime dessein, nos islamistes sont endurants, combatifs et tenaces. Mais ce qu’on savait moins avant qu’ils n’accèdent au pouvoir, c’est qu’ils peuvent être aussi d’habiles manœuvriers politiques et de grands tacticiens, qui usent à la perfection de la dissimulation de leurs véritables intentions par l’usage d’un double langage, qui leur sert tout à la fois à diluer la vigilance, voire la méfiance, de l’opinion nationale et internationale à leur égard, et à brouiller la vue de leurs adversaires politiques pour les neutraliser et les confondre.
L’un des exemples le plus édifiant en la matière, fut sans doute, le soi-disant recul opéré par Rached Ghannouchi à propos de l’instauration de la « chariâa » comme source première de législation dans la nouvelle constitution. En réalité, ce n’était qu’un recul tactique ; Mais beaucoup de dupes dans les rangs de l’opposition avaient pris la manœuvre pour un signal de défaite. Prenant leurs désirs pour une réalité, Ils n’avaient évalué l’obstination du bonhomme et de son parti, à profiter de leur passage au pouvoir, pour saper les fondements de l’Etat et du modèle sociétal modernistes implantés dans notre pays depuis son indépendance, pour leur substituer d’autres, conformes aux moules théocratiques auxquels ils croient, et pour l’instauration desquels, ils consacrent depuis des décennies toute leur énergie et leur combat.
Ennahdha s’y obstine, même après avoir lamentablement échoué dans l’exercice du pouvoir. Libre à chacun d’avancer les causes de cet échec : serait-ce l’inexpérience et le manque total de savoir-faire dans l’art de gouverner le pays ? Ou, seraient- ce plutôt les contradictions et limites inhérentes à sa propre idéologie inadaptée à une réalité tunisienne réfractaire à son moule ? Ou bien encore, serait-ce, et c’est ce qu’elle essaye de faire passer dans l’opinion, le prétendu blocage mené par l’opposition en vue de saborder ses louables efforts?
Malgré son cuisant échec dans la gestion du pays, Ennahdha continue à s’accrocher au pouvoir et essaye de gagner du temps.
Elle va même plus loin, en tentant en ce moment même, et avec une précipitation étonnante, d’enfoncer davantage de clous pour mieux asseoir le nouvel édifice qu’elle veut bâtir, en essayant de faire passer à la va-vite, de nouvelles lois qui vont dans le sens de la théocratisation rampante de l’Etat et de la société.
Déjà en juillet dernier, Ennahdha avait réussi et sans susciter d’opposition notable, à faire passer la fameuse loi sur les chèques islamiques dits les Sukuks ; et voila qu’elle récidive ces dernières semaines en plus grave, en soumettant à l’assemblée constituante en simultané, deux autres projets de loi aussi dangereux l’un que l’autre. Néanmoins, ils ont au moins le mérite de mettre plus de lumière à l’intention de ceux qui auraient encore des doutes, sur les véritables intentions de ce parti : le premier texte soumis qui porte sur l’organisation des mosquées, octroie à ces institutions cultuelles – et par leur biais aux instances religieuses - des compétences et des champs d’intervention dans les domaines éducatif, culturel, social, sanitaire et économique dont elles n’ont jamais disposé depuis l’indépendance. La mosquée qui sera en plus, l’arbitre et le censeur dans la « sauvegarde de la vertu et la lutte contre le vice » veillera à la préservation de « l’unité religieuse » de la société et luttera contre toute forme « d’hérésie ».
En bref, la mosquée sera de cette manière, non seulement le pivot d’une vie religieuse « épurée de toute déviance ou hérésie», mais assumera d’une manière qu’on ignore encore, des pans entiers des responsabilités qu’assumait jusqu’ici l’Etat, dans sa forme civile définie depuis l’indépendance.
L’autre projet actuellement examiné par la constituante, concerne la réintroduction dans le dispositif juridique et institutionnel national du régime des Habous : ce régime de mainmorte d’essence religieuse, qui a fait son temps et qui avait surtout prouvé du temps où il était appliqué avant l’indépendance, son caractère opaque, spéculatif et obsolète. Si le nouvel Etat indépendant l’avait aboli, c’est qu’il était devenu anachronique ; un véritable obstacle au développement , un frein sérieux qui empêchait la mobilisation des ressources du pays et par-dessus tout, une source d’abus et un moyen licite pour contourner les lois et maintenir de manière détournée, des privilèges illégitimes, contraires à plusieurs égards, à l’esprit d’équité et de justice de l’Islam lui-même.
Ennahdha essaye donc de profiter du cafouillis politique du moment et de l’effet de surprise pour nous faire avaler ces deux nocives pilules. Elle compte sur la rapidité de la manœuvre et s’appuie sur une assemblée constituante à ses commandes. Une assemblée que les Tunisiens n’ont pas élue pour tirer leur pays vers l’arrière et servir de passerelle, pour la fondation d’un Etat théocratique à la place de l’Etat civil.
En perdurant encore, cette assemblée constituante, outil docile entre les mains d’Ennahdha, s’affiche chaque jour davantage simple mère porteuse de ses insidieux projets.



