Je vivrai malgré le mal, disait notre poète


Par Mansour M’henni
Il y a des moments où l’on se retrouve devant des interrogations essentielles, « des interrogations de vie ou de mort » diraient certains, des interrogations ontologiques pour d’autres, et que sais-je encore de ces qualifications toutes aussi convenables les unes que les autres. Dans ces temps où l’interrogation se mêle à la méditation comme une forme d’elle-même, les voix se bousculent à l’entrée ou au fond de l’imagination et des citations ou des extraits de textes ou de discours y reviennent en pèlerinage comme pour une prière ou pour une fécondation.
Nos temps présents me bousculent dans le duel acharné entre l’espoir que je tiens pour l’essentiel de mon caractère et la douleur triste d’une sorte de lassitude indicible qui m’affecte. Celle-ci se rapporte moins à ma petite personne et à une fragilité qui cherche à l’affecter, mais à cet inconnu qui menace les miens, depuis le cercle le plus restreint de la famille, jusqu’aux frontières lointaines de notre humanité inimaginables sans notre conscience de citoyenneté. Ainsi, plus confiné en moi-même que dans mon domicile, partagé entre d’innombrables tâches qui me redonnent plus cruellement la preuve que « l’art est long et le temps est court », je retrouve un texte que j’ai écrit, semble-t-il, il y a plus de quatre ans et qui s’impose à moi aujourd’hui comme l’implacable retour du semblable, parfois en plus grave. Je ne le commente pas, laissant aux lecteurs qui s’y intéresseraient le soin de le (re)situer et de le (re)penser :
Il est un sentiment fatal qui prend dans le moral comme un feu partant d'une étincelle et se propageant dans l'espace jusqu'à atteindre des proportions incontrôlables et venir à bout de tout, ne laissant que la ruine.
C'est aussi comme un méchant cancer qui couve dans le corps jusqu'à se réveiller subrepticement dans une toute petite cellule et de là envahir tout le tissu, détraquant soudain toute la machine physiologique jusqu'à l'arrêt de son moteur.
Ce sentiment est celui du désintérêt, qui n'est pas le désintéressement et qui est peut-être plus fort que l'indifférence qui lui tient lieu de synonyme. Perdre goût et intérêt à tout. Ne se sentir concerné de rien, même pas de sa propre personne.
On penserait à Al-Mutanabbi disant : « Qu'ai-je, moi, pour que rien ne me fasse réagir, ni ce vin ni ces gazouillis ? » ! Non, c'est peut-être plus fort, car la question même du poète arabe maintient en lui sans doute un certain intérêt. On penserait alors à Lamartine, peut-être, et à son vers célèbre : « Mon cœur, lassé de tout, même de l'espérance », voire même à un vers que je crois de moi-même et que, par confusion probablement, je ne cesse d'attribuer à Verlaine : « Je suis las de tout même de lassitude ».
Imaginons donc cet état d'esprit, surtout dans l'ampleur qu'il prend et qui déborde la personne pour contaminer un grand pan de la société, sinon la société entière ! A part, évidemment, ceux dont l'intérêt ne se perd jamais parce qu'il a appris à se suffire de lui-même, sans considération pour autre chose ni pour autrui.
En Tunisie, on a de plus en plus tendance à classer dans cette dernière catégorie, ceux que certains désignent comme des « opportunistes sans morale », « des égoïstes sans vergogne », etc. Il s'agirait là surtout des politiques, presque tous, qui continuent de croire, avec une raison peut-être, la leur propre, que leur rhétorique salivée finira par conduire le troupeau – la première catégorie – en matant en lui toute volonté de résistance et en y installant le désintérêt.
Dans la Tunisie d'aujourd'hui, la lassitude est de mise et tend à se généraliser. Son résultat peut n'être que le désintérêt, dont les effets risquent d'être irréparables. Ce sentiment naît d'abord d'un étonnement déroutant devant le règne de la contradiction et d'une incontrôlable inversion de l'échelle des valeurs.
Dernièrement, un ami me dit : « Qu'attends-tu de ce pays où l'anarchie s'appelle démocratie, où l'ignorance tient lieu de compétence, où le mensonge devient la principale performance politique, où la médiocrité devient un art ? C'est bien le règne de la médiocratie ! » Je n'ai pu qu'encaisser, tout en essayant de lui remonter le moral, avec un scepticisme certain en moi-même : « De toute façon, mon ami, ce pays est bien le nôtre et quoi que nous fassions, nous n'en aurons pas vraiment un autre. Et puis, si nous tombons dans le désintérêt, n'aurons-nous pas joué le jeu de ceux qui cherchent à nous manipuler et ne serions-nous pas tombés dans leur piège, pour notre propre malheur ? »
Continuons plutôt d'avoir foi en nous-mêmes et en notre force à ne jamais lâcher ni perdre espoir. Continuons de croire que les intentions et les énergies positives finiront par avoir le dernier mot parce qu'elles seules sont humaines, profondément humaines. Nourrissons plutôt en nous cette douceur déterminée que nous a léguée notre poète Ach-Chabbi : « Oui ! Je vivrai malgré le mal, les adversaires / Tel un vautour au bout de la montagne fière ».



