"La Libye des Ottomans à Da'ech", d'André Martel
Pr. Khalifa Chater
Le professeur André Martel, auteur d'une étude sur la Libye: "La Libye, 1835-1990. Essai de géopolitique historique", vient de rééditer sa recherche, de la réviser et de l'actualiser.
La nouvelle livraison qui vient de paraître s'intitule La Libye des Ottomans à Da'ech (Mondes en mouvement, L'Harmattan, 1991, 308 pages). Essai géopolitique, la recherche du professeur André Martel s'inscrit dans la continuité entre la longue durée historique et l'histoire immédiate. "Progressivement d'enjeu qu'elle était, la Libye devint, sous Qadhafi, facteur de relations internationales" (p. 24). La mise à jour de cet essai, plutôt que sa simple réédition, 25 ans après cette première publication s'expliquerait par la donne géostratégique nouvelle : fin de la guerre froide, déclin du pouvoir qadhafien, en conséquence, déclanchement du printemps arabe, chute du despotisme et difficiles problème de la reconstruction de l'Etat-nation. Fait d'évidence, la guerre civile actuelle, les jeux de certains pouvoirs régionaux, les risques d'implosion, confortés par l'implantation de Da'ech, érige désormais la Libye, en question d'actualité.
La première partie inscrit l'histoire libyenne, dans la question d'Orient. La Sublime Porte avait rétabli, en 1835, son autorité directe, par l'élimination d'une dynastie vassale, autonome depuis 1711. Fait parallèle, la Sanusiya s'est implantée, en Cyrénaïque, en 1842. Le professeur André Martel examine le jeu politique des deux pouvoirs. Pouvait-on les différencier, par les distinctions de caractère temporel de l'un et spirituel de l'autre ? Les deux pouvoirs jouent sur les deux registres, sans confondre leurs prérogatives, communautaires et califales des Ottomans et maraboutique et local et plus limité territorialement, pour la Sanusiya. Dans le cadre du partage colonial, la Libye sera occupée par l'Italie, la distinguant du Maghreb, sous domination française et de l'Egypte, colonisée par le Royaume Uni.
La deuxième partie est consacrée à "la nouvelle question d'Orient" (pp.115 et suivantes). L'auteur estime qu'elle "s'esquisse par la disparition de l'empire ottoman, jalonnée par la délimitation des zones d'influence et la définit par le développement de l'impérialisme, la guerre froide et la décolonisation". Il fait valoir l'impact de la conjoncture, sur la Libye, désormais enjeu. Peut-on suivre son schéma, estimant que la que la Conférence islamique consacre "l'islamisme institutionnalisé" ? (p.131 et suivantes). Ces institutions de la solidarité de l'oumma, la Ligue des Etats arabes puis la Conférence islamique ne consacrent guère respectivement le panarabisme puis l'islamisme, vu le rôle prédominant des Etats-Nations. Dans ce cadre, le royaume des Sanussi (1951-1069) puis la république de Qadhaafi sont étudiés.
L'effondrement de la Jamahiriya s'inscrit, dans la lame de fond, qui submerge le monde arabe et qui surgit en Tunisie : L'analyse du professeur André Martel met en valeur les données objectives. On note ainsi que les expressions de l'actualité: "printemps arabe", révolution, libération sont évitées. Est-ce à dire que la donne arabe ne traduit pas l'émergence du paradigme démocratique, par exemple ? Le chercheur inscrit le cas libyen, dans les mutations de la carte régionale et du jeu géopolitique, qui limite le champ de la dynamique interne. En conséquence, il inscrit "la confusion en Libye", dans "les désordres du monde arabe". Il la met également en relation, avec le voisinage du Sahel africain. La chute de l'ancien régime se traduit par la séparation entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque, la guerre civile et l'instabilité (p. 234 et suivante).
L'implantation de Da'ech, entre 2012 et 2014, à Syrte s'expliquerait par une double motivation" : la quête d'une base de pénétration vers le Maghreb et le Bled es-Soudan et son établissement au cœur d'un bassin pétrolier (p. 252). Or le désert de Syrte "a toujours séparé la Tripolitaine et la Cyrénaïque, appartenant culturellement sociologiquement, l'un au Maghreb, l'autre au Machrek". Autre raison évidente : Syrte était le fief personnel de Qadhafi et en tant que tel, elle fut durement réprimée par les vainqueurs. "L'interminable reconquête de Da'ech" (p. 258) est relativisée. André Martel estime que le sort de Da'ech en Libye, dépend de son devenir au Proche-Orient. Autre constat, ce sont des milices et non une armée, qui ont vaincu Da'ech et elles sauront le signifier, au chef du gouvernement d'union, reconnu par la communauté internationale et qui peine à s'imposer. Quelle solution préconiser ? André Martel s'interroge : L'heure du général Haftar aurait-elle sonné (p. 238). " Les services américains, ajoute-t-il, seront dans l'obligation de s'impliquer pour imposer au général Haftar, via l'Egypte, de se soumettre ou de s'effacer… sauf à le soutenir, dans une entreprise d'établissement d'un gouvernement fort" (p.261). Les négociations actuelles ont reconnu le général Haftar, comme acteur sur scène, dans le cadre du rétablissement d'un Etat Libyen, par la réunification de la Libye et de la Cyrénaïque. Saluons ce postulat de la nécessaire reconstruction de l'union nationale, adopté par les pays du voisinage.
