Chronique17/10/2013 à 17:53
Lampedusa, l’irrésistible chant des sirènes
Lampedusa, caillou émergé des flots, en plein milieu de la grande bleue : la mer Méditerranée ; île si petite qu’elle est presque invisible sur les cartes; si isolée et introvertie, au point d’être jusqu’à une date pas lointaine, totalement épargnée par l’histoire.
Rocher d’à peine vingt kilomètres carrés, érodé et aplani par les vents marins soufflant de toutes directions, îlot inhospitalier, inhabité jusqu’au milieu du XIXème siècle, rocailleux et aride, Lampedusa n’arrête pas ces temps-ci de susciter dans mon imaginaire, les images fictives que je me suis faites, d’une île tragique dans la mythologie des anciens grecs : celle au bord de laquelle, venaient se fracasser l’une après l’autre, les embarcations des malheureux navigateurs, envoutés par le chant irrésistible des belles sirènes, qui les attiraient implacablement vers leur funeste destin. Jadis introvertie et oubliée, Lampedusa se trouve soudainement aujourd’hui - malgré elle - sous les yeux surpris du monde entier, l’épicentre d’une tragique et scandaleuse actualité.
Une actualité, qui ne cesse, à travers son défilé incessant d’images plus affligeantes les unes que les autres, de torturer les regards ; le nôtre tout d’abord, en tant que tunisiens, lorsque nous voyons troublés et impuissants, ces vagues successives de nos jeunes compatriotes, fuyant le pays, dans l’état désastreux où ils se retrouvent au contact de cette île-gué, posée en plein milieu du détroit de Sicile. Une île érigée en sentinelle avancée d’une Europe, de plus en plus verrouillée, tourmentée par la phobie maladive, d’être assaillie par les « hordes invasives» venant du côté Sud de la Méditerranée.
Images répétitives au point de nous devenir familières : celles de ces embarcations à la dérive, parties clandestinement de nos côtes, chargées à craquer de jeunes au faciès bien typé de chez nous , accroupis dans une posture quasi- humiliante au coude-à-coude, grillés par le soleil sur le pont craquant d’un chalutier de fortune, ou entassés tels des bestiaux à l’ombre de ses cales sordides. Autres images, montrant de jeunes rescapés d’un naufrage, regards éteints et visages sans expression, qui suivent docilement en file indienne, silencieux et à bout de forces, une escorte d’humanitaires à l’apparence bienveillante, vers un hangar de rétention, trop surchargé pour pouvoir les abriter sous son toit .
Pis encore : images effroyables de cadavres inidentifiables de compatriotes, éjectés par les vagues, sur le sable humide des criques abandonnées de l’île. Et pour clore le sinistre tableau, images de ces cérémonies rituelles funèbres, où des centaines de cercueils bien astiqués, sont alignés en rangées parallèles pour la pose photo. Clichés qui seront largement diffusés, pour prouver au monde que l’Europe, qui verse plus dans l’humanitaire que dans l’humanisme depuis qu’elle s’est unifiée, sait traiter les clandestins qui périssent à ses frontières, plus sereinement, et plus dignement que ceux qui ont la chance -ou la malchance- de les franchir vivants.
Qui doit-on accabler en premier? Et qui doit assumer la responsabilité d’une situation aussi dramatique, qui a transformé la Méditerranée en muraille bloquant la circulation des hommes entre ses rives, alors qu’elle a de tout temps constitué une passerelle, un carrefour, en temps de paix et de conflits, en périodes de prospérité et de crises ?Est-ce l’Europe qui est la seule responsable de cette situation, en refusant, contre toute raison, d’accueillir chez elle ces jeunes compatriotes en fugue? Ou bien, assumons-nous, nous-mêmes la part essentielle de cette responsabilité, par notre échec à retenir ces jeunes chez eux, en leur offrant des chances et des perspectives réelles de réaliser leurs espérances en une vie meilleure dans leur propre logis ?Certes, la réponse n’est pas facile, et les solutions le sont beaucoup moins ; mais rappelons pour mémoire que la Tunisie n’a jamais été de toute son histoire, un pays de départ des hommes. Bien au contraire, elle a toujours accueilli à bras ouverts des vagues successives de gens venus de toutes parts : les phéniciens du Liban, les Romains d’Italie, les Vandales de l’Europe du Nord, les Arabes venus d’Orient, les Andalous chassés d’Espagne, les Turcs et les Balkaniques, les juifs de Livourne, les milliers d’humbles Italiens chassés par la pauvreté de Sicile, de la Calabre et de la Sardaigne, des Maltais, des Français, des Tripolitains, sans parler des Africains du sud du Grand Sahara. Paradoxalement, à travers son histoire multimillénaire, la Tunisie a toujours eu besoin d’apports exogènes d’hommes et de femmes, et elle a toujours su les accueillir et les intégrer, tout naturellement. Comment comprend alors cette Tunisie d’aujourd’hui, qui lâche ses propres enfants, fuir ses rivages en clandestins, au péril de leurs vies sur des boat-people, vers les rivages ingrats de Lampedusa ? Est-ce une entorse à sa propre histoire ? Est un moment passager de déperdition de son équilibre, de sa raison et de sa dignité ?
Espérons-le en tout cas !
Quant à l’Europe qui se raidit en se refermant sur elle-même,
saurait elle jamais que la mort des jeunes gens sur la frontière qu’elle vient de dresser en Méditerranée, est annonciatrice pour elle, d’une régression inéluctable ? Ou au mieux, le saurait-elle à temps ?