Le langage du feu et de la fumée dans la Tunisie d’aujourd’hui

Par Mansour M’henni

Depuis que Mohamed Bouazizi s’est immolé, un certain 17 décembre 2010, dans un fait divers qui s’est avéré aux effets divers, peut-être aussi avant cela, lors d’une immolation dans le siège même de la municipalité de Monastir, le feu est devenu un peu notre langage en Tunisie.

Le terme le plus courant est sans doute celui de l’émigration clandestine qui informé de la société et influencé la culture, qui a commandé aussi des gestes présidentiels par trop spectaculaires, sans parler des accidents qui lui sont sous-jacents et des images tragiques qui en découlent.

Mais il y a aussi cette habitude que nous avons prise, peut-être par contagion linguistique avec une autre langue, de menacer quelqu’un, dans quelque domaine que ce soit, en lui disant, sans doute au figuré : « je vais te griller ».

De ce point de vue, notre sacrée « révolution » a permis à certains de passer au sens propre à partir du sens figuré. On s’est donc livré au plaisir de tout brûler, n’importe où, n’importe comment, qu’importe si au passage des êtres humains sont des victimes de leurs actes incendiaires.

On a donc brûlé d’abord nos centres de sécurité, histoire de se prémunir d’une quelconque chance d’impunité, surtout qu’il y a des acteurs influents qui peuvent se placer derrière les exécutants pour défendre leurs arrières. Ensuite, on a brûlé les lieux de travail, même les écoles n’y ont pas échappé, sans parler des usines qui font travailler un tas de gens et qui font vivre plusieurs familles. Puis vint le tour de l’agriculture, les forêts d’abord ! Allez voir combien la couleur verte a perdu de sa nuance sur notre terre et sur la carte qui la représenterait, de cette perspective. Il est vrai qu’on a plein de concitoyens, y compris parmi les responsables de notre destin, qui ont une prédilection maladive pour le noir ; comment donc s’étonner du résultat ?

Mais les cultures non plus n’ont pas échappé à l’instinct incendiaire, à croire que nous sommes tous Néron. Oui Néron, prenant plaisir à voir Rome brûler à ses pieds (d’après la version la plus courante), donc le goût du feu emprunté à l’instinct destructeur des autres. Non pas le feu où périt Elissa, ni celui de la femme d’Hasdrubal ! Car ces derniers feux sont patriotes, contrairement à celui-là, qui vient de loin pour, paraît-il, chercher à prendre pied dans nos nouvelles habitudes. A croire que le langage du feu est notre nouvelle culture !

Faut-il finalement se laisser prendre à ce piège ?

On le sent, les Tunisiens sont pris au jeu de l’acte et de la rumeur, comme on est pris au jeu du feu et de la fumée. Il n’y a certes pas de fumée sans feu, comme dit le dicton, là-bas (car chez nous, c’est l’œuf qui prend place dans l’expression) ! Les Tunisiens semblent s’en aller chacun à son feu et à sa fumée : le feu où il brûle transitivement et intransitivement et la fumée où il noie et se noie ! Le feu et la fumée où il se perd.

Est-ce une envie inconsciente chez lui de noyer le poisson à la façon dont ses politiques jouent leurs ambitions personnelles à la couleur du caméléon ? Peut-être.

Heureusement qu’il y a, parmi les Tunisiens, assez de gens encore pour brûler les contenus des poubelles que les agents indiqués pour le faire ne daignent ramasser. Ce feu, qui par moments rend difficile la respiration, est salutaire : il protège l’environnement, il offre un minimum des conditions d’hygiène et il dégage une fumée qui ne trompe pas parce qu’elle est transparente malgré sa densité et rapidement vérifiable. Ce feu est le feu d’Elissa et celui de la femme d’Hasdrubal.