Umberto Eco et l’invasion des imbéciles
Par Mansour M’henni
Une citation d’Umberto Eco est en circulation, ces derniers jours, sur les réseaux sociaux ; elle affirme ceci : «Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d'imbéciles qui, avant, ne parlaient qu'au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu'aujourd'hui ils ont le même droit de parole qu'un prix Nobel. C'est l'invasion des imbéciles ».
Telle que présentée et partagée sur facebook, la citation ne manque pas d’étonner, venant d’un grand penseur et écrivain considéré comme l’un des phares de la modernité contemporaine, en tout cas de certains de ses aspects. Sans parler des qualités créatrices qui caractérisent la plupart de ses textes, notamment Le Nom de la rose et Le Pendule de Foucault. Détachée de son contexte et surtout de l’ensemble de la pensée de l’auteur, la citation inviterait à un dédain du commun des mortels, à classer dans la catégorie des « imbéciles » qui n’auraient pas droit à l’opinion devant les « Nobel » et leurs satellites.
Or l’humilité scientifique est avant tout un gage d’écoute à la diversité de l’environnement le plus large, humain et naturel --- sans parler de ce dicton, ô combien précieux pour l’exercice du respect et de la modestie, qui dit que l’intelligence ne se mesure pas aux diplômes et que nous signifions, chez nous, par le proverbe : « Il peut se trouver dans la rivière ce qui ne se trouve dans la mer ». Par ailleurs, l’idée de démocratie devrait s’entendre de façon indissociable de cette considération des rapports entre les personnes. Dans la mesure où chaque individu est censé avoir une voix, en démocratie, il a donc un droit à la parole dans l’espace public et il faut respecter ce droit --- sauf s’il manque aux règles de l’échange civilisé en optant pour la diffamation, l’injure ou l’atteinte à l’honneur d’autrui. Dans ce cas, évidemment, ce sont les règles entendues qui sanctionnent et non les autres individus, chacun pour soi.
En fait la citation rediffusée d’U. Eco est tirée de l’une des chroniques du célèbre écrivain italien, publiée par l’hebdomadaire italien L’Espresso en 2015 ; elle a été reprise dans les articles publiés le 20 février 2016, au lendemain de la mort de l’auteur, notamment par nouvelobs.com et par Slate.fr, articles auxquels je réfère moi-même implicitement. On sait le malaise civilisationnel dans lequel vivait U. Eco, mais cela ne faisait que le pousser à « essayer de comprendre ce qui se passe ». Cette attitude est donc de l’ordre de l’interrogation du monde pour l’interrogation intérieure, l’interrogation de soi. De cette façon, « l’invasion des imbéciles » deviendrait pour la personne intelligente un objet et un moyen de connaissance. Ainsi perçue, la situation change de perspective et donne à approfondir la pensée, à propos même d’une phrase aussi provocante que : «On les faisait taire tout de suite alors qu'aujourd'hui ils ont le même droit de parole qu'un prix Nobel ».
Il n’est pas difficile de lire, sous l’expression « on les faisait taire », la force d’argumentation et de développement rationnel, car on ne saurait croire à un acte de violence exercé pour réduire au silence les « imbéciles ». Ce dernier terme serait lui-même impropre dans un langage de respect mutuel, mais il traduit l’attitude exacerbée devant trop de suffisance pour des vétilles. Car là est l’imbécilité pour U. Eco : «L’imbécile qui, à côté de nous dans le train, règle ses transactions financières à haute voix, en fait se pavane avec une couronne de plumes et un anneau multicolore au pénis».
En bref, il y a un débat possible autour de cette citation, mais en mode conversationnel, sans idées arrêtées et sans impérialisme rhétorique ni dictature oratoire. Certains aspects seraient reprochés à U. Eco dont la citation ne pourrait être prise pour argent comptant ; certaines circonstances atténuantes lui seraient trouvées, pourvu que sa citation ne soit pas l’occasion d’une quelconque exclusion ou d’une possible privation de la parole --- tant que cette parole, pour être sensée, se plie d’abord à la règle du respect. Nous serions alors, peut-être, en classe de l’école de base de la démocratie.
