Oser faire la fête au jbel Sammama ; qui l’aurait cru ?


Par Boubaker Ben Fraj
C'était dimanche dernier. les contreforts abrupts de Jebel Sammama , rocailleux et profondément échancrés, d'habitude introvertis et austères, paraissaient à mes yeux plus ouverts et plus accueillants.
Jebel Sammama : certains d’entre nous retiennent vaguement ce nom de leurs premières leçons de géographie, mais d'autres, plus nombreux peut-être, n'en avaient jamais entendu parler ; du moins, avant que le nom de ce vaste massif de la Dorsale, blotti à l’Est du Chambi, ne fût brutalement propulsé à la une de l'actualité, en tant que repaire élu par les combattants jihadistes, pour mener leurs traitres opérations terroristes.
Pour parvenir à l’endroit qui nous a été indiqué d’avance par notre invitant : mon ami Adnen Helali, artiste polyglotte originaire des lieux et inlassable agitateur culturel, il nous a fallu quitter la grande route menant de Sbeïtla à Kasserine, et gravir par une voie vicinale, étroite, sinueuse et peu entretenue, une quinzaine de kilomètres en direction des hauteurs. De part et d’autre, de rares habitations dispersées, entourées de jeunes plantations d’oliviers et de cactus, cèdent progressivement la place à des étendues steppiques dépeuplées larges et aux pâturages maigrement fournis.
Au fur et à mesure que l’on avançait dans notre escalade, et à la faveur d’une limpide luminosité matinale, nous pouvions distinguer de plus en plus nettement, l'imposante masse oblongue du jebel lui-même, blotti tel un mastodonte lourdement allongé, silencieux, mais peu rassurant.
L’événement « culturel » pour lequel nous avions fait le déplacement devait se dérouler dans un lieu- dit Mrefig ; ultime endroit habité au pied de la montagne proprement dite, déclarée depuis un certain temps zone militaire interdite d’accès. La présence vigilante, quoique peu démonstrative, d’une importante patrouille de la garde nationale, le doigt sur la gâchette, était là comme pour nous rappeler, tout en nous rassurant certes, qu’on était dans un endroit dangereux, hanté par un spectre menaçant, qui s’appelle désormais le terrorisme.
Sous leur protection, une centaine d’enfants , filles et garçons confondus , étaient regroupés en plein air : tous des écoliers endimanchés, l’allure fière, bien habillés pour l’occasion, la plupart d’entre eux arboraient pour cette fête, des couronnes de fleurs, des tiges de romarin ou d’eucalyptus, tandis que d’autres s’étaient fait peindre le visage de maquillages colorés et de représentations des personnages connus des bandes dessinées. A proximité d’eux, l’étroite plateforme de terre était bien meublée : guirlandes, banderoles ; des graffitis sur les rares pans de murs existants, des chevalets debout et des panneaux adossés aux murs ou accrochés aux arbres présentaient des dessins, des peintures, des posters et des photos….
Ce jour là, les enfants et les rares parents qui les accompagnaient paraissaient calmes et sereins. Avaient--ils occulté le temps de ce moment de bonheur, les sérieuses menaces qui planent sur eux et leurs familles dans cet endroit isolé accolé au Sammama ? Pouvaient-ils aussi vite oublier le grondement sourd des bombes et des obus tirés sporadiquement presque par-dessus leurs têtes, par l’armée, jusqu’à la veille de leur fête ?
En véritable maestro de la fête, Adnan Helali était omniprésent. Il imprégnait son jeune auditoire par un verbe facile, une gestuelle théâtrale, un sens de l’humour et de bienveillants coups de gueule quand il fallait rappeler à l’ordre sa petite troupe. Il paraissait bien dans son élément, très familier avec l’endroit et les gens qui y habitent, presque fusionnel avec ces enfants qu’il désignait affectueusement par leurs noms et taquinait parfois par de sympathiques sobriquets.
Les activités s’étaient adroitement enchainées tout au long de la journée en séquences ; modestes mais pertinentes, avec les moyens du bord ; sans prétentions et sans fanfaronnade. Les organisateurs ont tenu à choisir pour les différentes composantes de la fête des noms fortement évocateurs, voire épiques : la danse du vautour, les jeunes de la grotte, la colline de l’aigle, le ciné-jebel. Un choix qui ne me semble pas anodin, si l’on considère que la force des mots peut dans certains cas, aider les gens à exorciser la peur, à résister aux dangers et à renouer avec l’espoir.



