Quand l’école va mal


Par Boubaker Ben Fraj
Notre école publique va mal, elle est sclérosée, inadaptée, disqualifiée, non respectée ; autant de qualificatifs peu rassurants et moins flatteurs les uns que les autres, devenus de nos jours des lieux communs que nous entendons à longueur d’année ; sur toutes les lèvres et dans toutes les tribunes.
Pourquoi mettre encore en doute ce constat partagé, du moment qu’il est aujourd’hui clairement avoué par les ministres en charge des deux piliers fondamentaux de notre système éducatif : le scolaire et l’universitaire, et tristement confirmé par toutes les instances spécialisées dans l’évaluation des systèmes éducatifs ?
La déception après l’enthousiasme
Qu’a-t-on fait pour enfoncer notre école publique aussi bas ; Pour déprécier à ce point la première et la plus grande institution du pays, à laquelle la communauté nationale ne cesse de consacrer la part la plus importante de ses ressources et de ses soins ?
Qu’est-il donc arrivé à cette école publique qui était pourtant perçue par les Tunisiens, jusqu’à une époque pas lointaine, comme étant le plus grand vecteur de leur progrès, de leur émancipation et leur ascenseur le plus sûr vers le meilleur ? Qui n’y avait pas cru à l’aube de l’indépendance ? Les riches, mais plus encore, les pauvres qui y voyaient leur unique levier pour accéder à une condition meilleure ; les citadins, mais davantage les ruraux, qui n’avaient en dehors de l’école, aucune chance de se libérer du joug de l’ignorance; les hommes, mais plus qu’eux les femmes, qui y voyaient la voie inespérée pour atteindre le statut de dignité auquel elles aspiraient dans une société qui les avaient trop injustement maintenues dans une situation d’infériorité et de dépendance.
Portée à la fois par un très fort élan volontariste de la part de l’Etat national encore naissant, un enthousiasme sans limite de la part de la population et une détermination moderniste de la part des pionniers qui en avaient pris la commande, l’école publique avait au cours de sa période glorieuse, largement réussi - malgré ses lacunes et ses tâtonnements de jeunesse - à relever un triple défi : l’unification de l’enseignement, sa généralisation et sa modernisation. Elle l’avait fait avec brio pendant deux décennies ou presque, avant de se laisser gagner avec le temps, et sans qu’elle n’en prenne toujours conscience, par un état de léthargie, d’autosatisfaction et d’immobilisme.
Dans le fond, les problèmes qui traversent aujourd’hui notre école ne sont pas nés la veille. Les prémices de la crise étaient là depuis trois décennies déjà, plus exactement depuis le milieu des années quatre-vingt du siècle passé. A l’époque déjà, on pouvait voir notre école peiner de plus en plus dans la gestion de la quantité. Elle commençait en fait à subir les retombées inéluctables d’une généralisation sans freins qu’on lui avait choisie, mais qu’elle ne pouvait plus assumer dans la sérénité.
L’école ballottée
Débordée par des flux exponentiels d’élèves et d’étudiants qu’elle ne pouvait plus réguler, noyée dans le nombre, elle s’était avérée depuis, et à fortiori de nos jours, incapable de mettre en place une vraie stratégie anticipatrice de qualité , à même de l’adapter à l’évolution rapide de la nature des besoins et exigences du pays. Depuis, elle n’a pas cessé de faire du surplace et de se perdre en une succession sans fin de réformettes suivies d’autres réformettes aussitôt mises en œuvre, aussitôt remises en question et vite abandonnées.
Dans cette école publique ballottée au gré des caprices des ministres qui se succèdent, l’improvisation est devenue depuis belle lurette, un mode de gestion consacré, et à partir de là, bonjour les dégâts !
Alors qu’elle fut dans ses moments, et pour l’ensemble des Tunisiens le principal ascenseur à la fois social et culturel, notre école s’est transformée en une vaste fabrique de désillusion et d’échec, il suffit pour s’en rendre compte de constater le nombre effarant d’enfants et de jeunes qui sont mis avant terme et sans préparation convenable, au ban de l’institution et avec de fortes chances, au ban de la société. Ils se comptent en centaines de milliers pour lesquels les statisticiens n’ont trouvé d’autres mots pour les désigner que ceux de déchets scolaires. Des rebuts largués sans canots de sauvetage par un système devenu de plus en plus pléthorique et calcifié, inapte à arrêter cette dramatique hémorragie, ou même à réduire son ampleur, et encore moins à offrir à ceux qu’il rejette, des issues alternatives vers lesquelles ils peuvent s’orienter pour reprendre avec le chemin de l’espoir.
En s’embourbant dans la voix du populisme et de la démagogie, l’Etat a raté toutes les occasions qui s’étaient présentées à lui pour traiter les problèmes de notre école en profondeur. Au lieu de cela, il n’a pas trouvé mieux que de la gaver de palliatifs ; administrés l’un après l’autre. Souvent de simples pis-aller qui ont ajouté à la pléthore quantitative et à la paupérisation, d’insurmontables faiblesses d’ordre qualitatif, qui ont engendré un nivellement par le bas et une baisse indiscutable du niveau de nos enseignements à tous les degrés. Et là, ce ne sont pas les gros cartables pleins à craquer que portent nos petits écoliers tels des forçats, ou les taux de réussite faussement gonflés par d’injustifiables bonifications au baccalauréat, et encore moins le nombre exponentiel des étudiants inscrits dans les facultés et les instituts qui vont nous convaincre du contraire.
Le bourrage au dépens de l’intelligence
Les carences qualitatives de notre école sont trop nombreuses pour qu’on puisse en établir ici l’inventaire: programmes surchargés, rébarbatifs et encyclopédiques ; méthodes pédagogiques obsolètes basées sur le bourrage des cerveaux plutôt que sur le développement de l’intelligence ; procédés d’enseignement handicapants qui annihilent l’autonomie, étouffent l’esprit critique, tuent l’imagination, l’initiative et la créativité ; enseignants de plus en plus blasés, peu encadrés et peu respectés ; élèves de moins en moins motivés ou disciplinés, parents démissionnaires, écoles surpeuplées, sous équipées et mal entretenues, administrations laxistes, prolifération des cours particuliers, absentéisme, et j’en passe …
Restaurer l’effort et l’autorité
Je ne me hasarderais pas à propos de ce sujet très complexe sur le terrain des propositions et des mesures à prendre, mais je me limiterai à dire, que notre école actuelle ne réussit, ni à stimuler l’effort de ses apprenants, ni à asseoir l’autorité de ses maîtres. Deux conditions vitales que nous devons au plus vite restaurer ; et si nous ne réussirons pas à le faire par le biais d’une réforme globale, courageuse, et bien pensée, l’institution fondamentale de la République qu’est l’école, continuera à sombrer et auquel cas, c’est le pays entier qui paiera les frais. Des frais bien plus lourds que ce qu’il est entrain de payer déjà.



