Voter au pays des mille et un partis


Par Boubaker Ben Fredj
J’avoue que je suis saisis d’embarras, comme beaucoup de mes compatriotes je suppose, en constatant que le nombre des partis politiques reconnus en Tunisie a dépassé le cap des cent quatre-vingt dix. Et pour ceux qui veulent la précision, cent quatre-vingt quatorze !
Qui sait ? Peut-être avons-nous battu en la matière, un record du monde, sans nous en rendre compte!
Pour dissiper le doute sur ce point, je me suis adressé à la toile pour comparer, en regardant en premier, du coté des pays de tradition démocratique bien établie, tels que le Royaume-Uni, l’Inde, l’Autriche ou la Suisse, et après eux les pays qui vivent des phases de gestation politique plus ou moins comparables à la nôtre, comme le Maroc, la Roumanie et le Sénégal.
De cette brève consultation, j’ai découvert - sans étonnement ou surprise - que dans tous les pays ci-dessus cités, le nombre des partis ne dépasse guère la trentaine, excepté au Maroc, où il dépasse légèrement le seuil des quarante partis.
C’est donc fort probablement un raccord mondial que la Tunisie vient de battre ! Une performance qui mériterait si elle venait à se confirmer, d’être enregistrée -non sans orgueil- au livre de Guinness.
Et puisqu’il faut trouver des explications qui puissent un tant soit peu, nous aider à comprendre cet édifiant constat, j’en appelle aux services de la rhétorique, et propose au lecteur de choisir entre l’une ou l’autre de ces deux hypothèses:
Ou bien, les Tunisiens se seraient rapidement révélés depuis l’éclaircie qui a suivi la chute de l’ancien régime, un peuple non seulement très fortement politisé, mais bien plus, l’un des peuples politiquement les plus pluriels de la planète ! Et auquel cas, on pourrait voir dans cette prolifération partisane un phénomène naturel, voire un signe rassurant, qui traduirait une grande propension à l’engagement dans la vie publique et l’affirmation d’une volonté de jouir pleinement d’une liberté fraichement et âprement conquise.
Moins rassurante, la seconde hypothèse ne verrait dans cette prolifération partisane, que le syndrome d’une grave désarticulation protéiforme de la scène politique nationale. Une scène devenue moribonde, délétère, qui risque fort de brouiller nos repères nationaux fondamentaux et d’envoyer aux oubliettes les larges promesses faites par le « Printemps tunisien » dans une cacophonie de slogans et de discours plus chargés de dogmes et de populisme, que de rigueur, de courage et de lucidité. En bref, une prolifération nuisible et maligne, qui finira par discréditer le politique dans notre pays et de fragiliser par là même les fondements encore vacillants de sa démocratie naissante.
Amusez-vous, si vous avez du temps à y consacrer, à passer en revue la nomenclature de nos innombrables partis, et vous aurez sûrement plein les sens.
Pour se trouver des noms, nos partis se sont ingéniés à pêcher dans les dictionnaires politiques tous les attributs disponibles. Aussi avons-nous tout l’éventail des qualificatifs : partis démocrate, républicain, conservateur, progressiste, socialiste, libéral, féministe, national, citoyen, ouvrier, patriotique, unitaire, égalitaire, maghrébin, panarabe ou pan-musulman, parti du développement, de la prospérité, de la modernité, du rassemblement, du décollage etc.… D’autres partis ont préféré puiser leurs noms redondants dans le panier des idéaux et des vertus, à commencer par un parti qui s’est attribué pour nom la vertu elle-même, jusqu’aux aux partis de l’amour, de la liberté, de la fidélité, de la dignité, de l’honneur, de la concorde, de la volonté, de l’authenticité, de l’égalité, de l’équité, de la justice, de la confiance et pour clore la liste, un parti de la vérité…et rien de moins que la vérité !
Dans cet immense bazar, est-on en droit de se demander comment le citoyen lambda va-t-il faire son choix?
C’est clair qu’il y a aujourd’hui deux partis prépondérants - Nida Tounes et Ennahdha-, qui semblent se dégager, du moins dans les sondages, nettement du lot ; et à leurs trousses, une quinzaine d’autres de moindre poids, mais qui ont des ambitions affichées de jouer aux outsiders, aux arbitres, ou aux troublions selon les cas et les situations : la coalition du Front Populaire, Al-Joumhouri, le CPR, Attakattoul, Al- Massar et Afak Tounes entre autres.
Mais qu’en est-il de cette multitude des partis restants, que la quasi- majorité des Tunisiens ignore même de noms, sans parler des origines, des doctrines, des programmes et des véritables mobiles et intentions? Qui sait vraiment de quelle manière ces minuscules partis vont-ils se comporter dans les prochaines élections ?
Vont-ils se contenter de jouer le rôle de satellites au bénéfice des grands en contrepartie de miettes assurées? On sait déjà qu’une bonne dizaine d’entre eux s’est déjà rangée dans le giron d’Ennahdha.
Mais pour les partis qui ne choisiront pas cette voie, vont-ils agir en ordre dispersé et présenter leurs propres candidats ? S’ils décident ainsi, nous risquons fort de voir se reproduire le scénario absurde des élections d’octobre 2011, qui a faussé toutes les règles du jeu démocratique, en causant la dilapidation pure et simple de près d’un million et demi de voix.
Et ça sera bien dommage.
Boubaker Ben Fraj



